Les DAGAND d'Allèves à la une de "Détective" en 1955


DETECTIVE N° 480 - 12 septembre 1955

A ALLEVES VILLAGE DE 300 AMES , 150 HABITANTS PORTENT LE MEME NOM

(De nos envoyés spéciaux.)

" ELEVE Dagand, au tableau ! " Ayant, d'un seul coup de règle sur son pupitre, obtenu le silence de sa classe, la jeune maîtresse d'école, dont c'était la première leçon en ce village de Haute-Savoie où, fraîche émoulue de Normale, elle venait d'arriver tout juste, prenait contact avec ses élèves et appelait au hasard le premier inscrit d'une liste qu'elle avait eu le tort de ne pas consulter assez attentivement. Elle crut rêver. La classe entière s'était dressée d'un coup. Et, d'un coup, vingt-huit gosses sur trente, enjambant leurs bancs, galopant dans un bruit de galoches, gagnaient tumultueusement le tableau noir.

- A vos places ! La voix sévère, l'œil irrité, la nouvelle maîtresse d'école d'Allèves (Haute-Savoie), se dressait déjà, pâle et résolue, prête à punir ce qu'elle considérait comme une farce de mauvais goût, à mater une intolérable manifestation d'indiscipline : - J'ai appelé l'élève Jean Dagand ! Et lui seul !

Pour le coup, quinze élèves, instantanément, regagnèrent leurs places.

Devant la Normalienne éberluée, une douzaine seulement de Jean Dagand se tenaient maintenant au garde à vous, sages, sournois, à peine goguenards... Le plus grand d'entre eux, comme pris de pitié, se décida enfin à renseigner la jeune fille :

- A Allèves, mademoiselle, nous nous appelons tous Dagand. En qualité de premier de la classe, réputé " fort en histoire ", le moutard, pour montrer sa science, ajouta, l'air important : - Il parait que c'est comme ça depuis le XV siècle !

 

La progéniture des porte-dagues

Il n'exagérait qu'à peine : phénomène unique, sorte de capitale de l'homonymie européenne - et donc des confusions, quiproquos et problèmes administratifs insolubles - Allèves, charmant bourg savoyard blotti aux flancs du Semnoz comme un bouquet de cyclamens à l'ombre des hêtres, ne comptait guère alors plus de 85 pour 100 de citoyens portant le nom de Dagand.
Particularité tout de même assez effarante. Proportion suffisamment massive pour affoler te facteur et le secrétaire de mairie !...
Vingt ans ont passe depuis cette histoire. Comme beaucoup d'autres formes de pittoresque, celui d'Allèves sapé par le progrès, s'est quelque peu atténué, sans toutefois disparaître :
- Nous ne comptons plus guère aujourd'hui que 50 pour 100 de Dagand dans la commune, nous dit le maire du pays : cent cinquante Dagand environ pour un peu moins de trois cents citoyens... - Et peut-on vous demander votre nom, monsieur le maire ?
- Adrien...
- Adrien... Comment ?
- Mais... Dagand, naturellement !
Et M. Adrien Dagand, maire d'Allèves et premier industriel du pays - avec cette scierie du pont de Banges, en lisière de Cusy, qui occupe une partie de la main-d'œuvre locale et s'alimente en force aux écumeuses eaux du Chéran, le torrent fabuleux qui faisait naguère la fortune des orpailleurs - d'évoquer pour nous, avec complaisance, l'histoire de sa cité :

Allèves - le nom pourrait venir, paraît-il, du latin ad aquas, dans plusieurs parties de la Savoie, on dit encore : je vais à l'eva pour signifier je vais à l'eau - doit son origine à un château-fort élevé par le seigneur du Cengle dans les rochers de Martinod à quelque vingt kilomètres de l'actuel Aix les Bains, pour barrer route aux invasions successives du moyen-âge. Beaucoup de mes concitoyens, gardant le souvenir d'obscures traditions familiales, vous diront que le nom de Dagand vient de la dague que manièrent jadis vaillamment leurs ancêtres, contre les Sarrasins principalement. Peut-être les Dagand porte-dagues, montagnards rudes à la peine et certainement fort besogneux, n'employèrent-ils pas toujours exclusivement, d'ailleurs, à d'aussi nobles besognes, l'arme qui leur laissa son nom. On peut soupçonner certains Dagand des temps anciens d'avoir parfois rançonné des voyageurs dans ces défilés rocheux si bien faits pour l'embuscade. Mais c'est l'histoire de tous les peuples des terres rudes ! Notre contrée que vous voyez si accueillante et si douce sous le soleil d'été, (saviez-vous qu'Allèves est, littéralement, la métropole du cyclamen, et que presque tous les bouquets de cette fleur que vous achetez à Aix ou à Paris, proviennent des pentes qui dominent immédiatement le village ?}, notre contrée, donc, est particulièrement sévère et exige de ses enfants de solides vertus de patience et de résistance dès que l'hiver survient, avec son cortège de neige et de glace. Aussi notre histoire actuelle est celle de tous les pays de montagne. Les jeunes nous délaissent pour la ville. Il faudrait ici pouvoir créer une industrie. Pour l'instant, celle de l'exploitation du bois (il y a deux ou trois scieries dans la région, en dehors de la mienne) n'occupe qu'une faible part de la main-d'œuvre locale. Et puis, c'est un travail rude. Alors, les jeunes gars, alléchés par les allocations et autres avantages des lois sociales, s'en vont faire souche à la ville. Les filles, si elles demeurent au pays, commencent à s'y allier avec des Vergain, des Orsat et des Martinaud venus des villages voisins. C'est ainsi que notre communauté ne comptait qu'une douzaine de " feux " en 1600 et était arrivé vers 1930 au chiffre de quatre-vingts environ, demeure stationnaire depuis lors, et que la proportion des Dagand commence, comme je vous le disais, à décroître.

- Le pittoresque de votre cité y perdra peut-être, Monsieur le Maire, mais les risques de confusions et de complications administratives n'en seront-ils pas heureusement diminués ?

M. Dagand sourit avec philosophie.
- Le propre de l'homme - et du montagnard en particulier - étant de s'adapter, vous devez bien penser que les Dagand d'Allèves, depuis le temps qu'ils vivent ensemble sous le même patronyme, ont trouvé le moyen de se distinguer entre eux, sans renoncer pourtant au fier nom de leur commun ancêtre. Les surnoms et sobriquets, hérités de leur histoire familiale, sont là pour permettre à notre vieux facteur de ne pas se tromper dans la distribution de son courtier. Lui même, ce facteur, s'appelle Dagand " Mazarin ", du souvenir d'un sien ancêtre qui présentait, au temps de la Fronde, je ne sais quelle ressemblance avec le " signor " cardinal - notre concitoyen de l'époque, car vous ne devez pas oublier que notre province dépendait du royaume sarde et ne fût rattachée à la France qu'en 1860. Mais, tenez ! le voici ,justement, Mazarin !

Adrien, le maire du village
Jules, sonneur, seul de son prénom
Marcel, le facteur, et la "Louise à Joson"

 

Les mérites du facteur

Figure fine et futée, œil brillant de malice, Marcel Dagand, dit Mazarin, qui vient de surgir au coin de la route, sa sacoche au dos, ne se fait pas prier pour évoquer, devant un verre de Maretel - ce vin blanc du pays, parfumé, sec et coupant comme le vent de montagne - les difficultés des débuts de sa carrière :


- Je suis d'Allèves, monsieur, et, de mémoire d'homme, les Mazarin n'ont pas quitté le pays. Alors, n'est-ce pas, je connais tout le monde. Tout de même, dans les premiers temps de mon service, quand j'avais à porter à quelque " Dagand, à Allèves, Haute-Savoie ", une de ces lettres comme en écrivent les gens des villes, sans indication de surnom ni parfois même de nom d'envoyeur, il m'arrivait de me tromper. Ça aurait pu faire des histoires ! On ne sait jamais, n'est-ce pas, avec les hommes et les femmes... Aujourd'hui, j'ai comme un sixième sens ; je flaire pour ainsi dire les enveloppes, et je sais que celle-ci est pour la " Louise à jozon " et celle-là pour " Louise la doyenne ", et celle-ci pour " Dagand Fiornet " ou celle-là pour " Dagand-Dagand ", même si le correspondant a oublié de préciser. Ça m'évite des impairs, et ça m'évite aussi des kilomètres inutiles dans la montagne pour aller porter une lettre à quelque bûcheron du Semnoz quand elle est destinée à un pâtre du mont de Banges. Mais, dame ! Il faut avoir l'habitude ! Un jeune facteur qui arriverait de la ville pour me remplacer, vrai Dieu, je ne le verrais pas blanc !
Mazarin boit un bon coup, et rit tout seul :


Pour faire mon métier, ici, monsieur, il faut des connaissances, et de la mémoire ! C'est ainsi que je peux vous dire qu'il y a quatre Dagand Emile, dans le village, mais qu'il n'y a qu'un seul Jules, qui est le sonneur de cloches. Dagand-Dagand, on l'appelle comme ça pour signifier que c'est le vrai Dagand, par excellence, celui dont la famille a peut-être, aux temps anciens, donné naissance à tous les autres.

Jean-Pierre DAGAND, dit "DAGAND-DAGAND" et son grand-père, Francisque, le forgeron

M. Francisque Dagand, le forgeron d'Allèves, qui voit avec une mélancolie, devant le progrès des engins motorisés, diminuer d'année en année, le nombre des mulets et des chevaux à ferrer, exprime ses regrets et ses espoirs avec la noblesse simple d'un seigneur authentique :


- C'est vrai que mon nom de Dagand-Dagand signifie que ma famille est la souche maîtresse du pays. Mais, voyez ! Bien que fort et résistant comme tous les montagnards, je suis de petite taille, alors que mes ancêtres - à ce que mon grand-père tenait de son grand-père - mes ancêtres étaient des géants. Tous les Dagand du temps des Sarrasins, c'étaient des géants. Notre race a rapetissé. C'est à force de nous marier entre nous, voyez-vous ! Alors, moi, j'ai voulu infuser un sang nouveau à la lignée. J'ai été chercher femme dans les Flandres. Et je compte bien que mon petit-fils, Jean-Pierre, 4 ans, que je vous présente et qui est déjà un fameux luron, sera demain un Dagand à l'ancienne mode, un gaillard aussi grand que fort... (Bon, tant pis !.. note de l'intéressé 50 ans après..) Une mélancolie passe dans la voix de l'artisan :
- Mais sans doute ne sera-t-il pas nécessaire que je lui apprenne mon métier. Avec le progrès des tracteurs qui montent maintenant jusque sur les flancs des montagnes, le métier de forgeron, c'est un art qui se meurt.
Insoucieux de ces contingences, Jean-Pierre Dagand-Dagand, benjamin des Dagand d'Allèves, s'exerce déjà, au seuil de la forge, à soulever une masse plus haute que lui. (.. et maintenant : hernies discales, arthrose cervicale... note de l'intéressé, 50 ans après..)

 

Grand-père s'est perdu dons les cyclamens...

Nous le laissons à ses exercices et montons par un sentier pierreux jusqu'au sommet du village, en lisière du Semnoz, pour saluer le doyen, Jérémie Dagand, 86 ans, cantonnier en retraite, qui a si bien gardé bon pied bon œil... qu'il s'était égaré, l'autre jour, parmi les ravins de la montagne, à l'issue d'une randonnée solitaire entre les bois de hêtres et les champs de cyclamens, et que tous les Dagand alertés se préparaient déjà à l'aller recueillir dans quelque précipice lorsqu'il surgit, gaillard, à l'extrême crépuscule :- Des histoires de Dagand du temps passé, nous dit le vieillard jovial, je pourrais vous en citer des douzaines avec des exemples de confusions parfois cocasses. Il y a celle du secrétaire de mairie devant qui deux fiancés - qui s'appelaient naturellement Dagand l'un comme l'autre - se présentaient pour être unis, et qui ne pouvait pas arriver à retrouver leurs états civils, indispensables pourtant pour établir qu'ils n'étaient pas frère et sœur. La chose se compliqua encore lorsque le fonctionnaire, ayant cru retrouver enfin les vrais papiers du fiancé l'inscrivit gravement sur le registre des mariages sous l'identité d'un autre jeune Dagand... qui avait tout juste 6 ans. Il fallut recommencer toutes les formalités. Les jaloux riaient sous cape, mais il y en avait trois qui ne goûtaient pas du tout la plaisanterie : les jeunes époux et le secrétaire.

Un autre jour, une sorte de révolution a failli secouer tout le pays quand le bruit s'est répandu qu'un certain Jean Dagand descendant d'un émigré du village, venait de mourir en Amérique, laissant vacant là-bas un fabuleux héritage. Tous les Dagand qui comptaient un Jean parmi leurs ancêtres - c'est-à-dire tous les Dagand sans exception - se disputaient déjà au sujet de leurs droits et se préparaient à passer la mare aux harengs... quant on appris enfin que la mort de l'intestat Jean Dagand d'Amérique et sa fortune fabuleuse... n'était que fable, en effet, ou plutôt mauvaise plaisanterie d'un farceur anonyme, ce qui ramena fort heureusement le calme dans les têtes échauffées...

- Notez, nous déclare gravement l'hôtelier du pays, Félicien Dagand, dit Les Clercs, à qui nous rapportons cette histoire, notez que le Jean Dagand d'Amérique aurait parfaitement pu être rigoureusement authentique, et même, si l'on réfléchit, qu'il y a sûrement, en ce moment, un Jean Dagand émigré outre-Atlantique, ou plutôt dix, ou vingt, ou cent. Des Dagand, voyez-vous - Dagand-Fiomet, Dagand-Homonet, Dagand-Grillan, Dagand-Moine ou Dagand-Maréchal -, il y en a partout de par le monde, mais une chose est certaine : leur origine à tous, c'est ici, et ici seulement qu'elle se situe, entre les rochers des tours de Saint-Jacques où les porteurs de dague défiaient jadis l'assaut des ennemis et ce mystérieux Chéran qui roule encore dans ses eaux tumultueuses les paillettes d'or qu'on dit arrachées par lui au fabuleux trésor de la grotte des Banges.

- ... En somme, conclut avec quelque ironique mélancolie un nouveau Dagand qui vient de surgir, plus notre groupe ethnique, envahi d'apports étrangers, ira diminuant à l'ombre du Semnoz, plus il s'étendra de par le monde. De sorte qu'on peut prévoir le jour - dans cinquante ans peut-être - où l'on inaugurera dans le cimetière d'Allèves la stèle érigée au dernier Dagand de Savoie. Mais si l'on convoque à la cérémonie tous les homonymes du défunt, ils seront dix mille pour assister a l'enterrement de ce dernier de leur race...

Maurice MORIN.
(Reportage photo Albert Jammaron. DÉTECTIVE.)

 

Jérémie, le doyen
Marie la doyenne

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